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Accueil du site > Tribune Libre > Encore un effort !

Encore un effort !

Entre le cal aux mains et les orteils en éventail, la seule alternative moralement acceptable serait le chômage... Encore un effort !

«  Au début du siècle, un paysan en nourrissait trois ou quatre autres avec le fruit de son travail. Puis, avec le progrès, le même parvint à en nourrir une dizaine, et ainsi de suite jusqu’à ce que, très vite, le machinisme aidant, on arrive à une centaine de bénéficiaires de son labeur, et c’est pas fini... »

C’est, si mes souvenirs sont bons, aux alentours de la classe de C.M.1 et à peu près en ces termes, que j’entendis jadis l’instituteur évoquer l’intrusion de la mécanisation dans le quotidien de l’homme.

En écoutant cela, émerveillé, je triturais le magnifique poil qui poussait dru dans ma main, ainsi que chez n’importe quel enfant normalement constitué. C’est que j’étais drôlement content d’être né à une époque où, c’était sûr, puisqu’on me le démontrait de façon irréfutable, on ne serait pas obligé de suer sang et eau pour gagner le droit de mordre dans son croûton de pain (j’étais volontiers lyrique, à dix ans).

Je voyais poindre à l’horizon de la sortie des classes un monde merveilleux, métamorphosé en une vaste étendue de hamacs par la grâce d’une technologie décidément bien aimable...

J’ai déchanté.

Instits, parents et fayots du premier rang étaient moins lyriques que moi.

Mais cette philosophie de ramier chronique, obstinément contrecarrée, eut l’avantage de souligner à ma myopie ébaubie cette évidence : l’effort fourni pour parvenir à la réalisation d’un quelconque résultat constitue la principale valeur du résultat en question.

Tout ça paraîtrait bel et bon, et, ma foi, logique : après tout, à quoi bon s’élever contre notre fatale condition ? Même pour accélérer l’héritage, il appartient de pousser grand-mère dans l’escalier : pour aspirant-rentier qu’on soit, l’effort demeure inéluctable.

Certes oui, mais justement : quand il peut être évité, l’effort, ou atténué ?

Or, sortant à pas forcés du ridicule adolescent pour entrer de plain-pied dans le grotesque adulte, j’eus la joie mauvaise de vérifier que cette affligeante vérité était haussée au rang de culte par une société dont la seule référence à la tradition ne peut pourtant pas constituer l’unique motif d’une obsession besogneuse à ce point revendiquée ! Comme un axiome sadique, la mythologie de l’effort sublimé est irrésistiblement portée aux nues, le plus souvent par ceux-là même qu’elle fait crever, à petits ou plus grands feux.

Au temps des feignasseries glandulaires, succéda celui des paresses lafarguiennes, idéologiques en diable et volontiers pompeuses, d’accord, mais néanmoins altruistes et finalement, ça compte un peu quand même.

Revenons-en donc à l’instituteur de mes dix ans, et posons-nous la question de savoir ce que ce brave homme raconterait aujourd’hui au marmot affalé sur son pupitre : que le progrès technique a fait un tel bond que, de nos jours, des millions de personnes sont sur le carreau parce que les machines, au lieu de leur permettre un peu de respirer, servent au contraire à les asphyxier ? Qu’une fois le prix de ces machines amorti, c’est tout bénèf pour le patron, vu qu’un robot, non seulement ça ne coûte rien en charges sociales, mais encore, ça ne conteste pas quand on lui augmente la cadence ? Que les congés payés, les 35 heures, et la civilisation des loisirs sont probablement pour quelque chose dans la crise que l’on sait, y a qu’à chercher quoi exactement, on finira par trouver...

Les habituelles balivernes, quoi. Parce qu’on omet volontairement la possibilité de payer le travailleur avec le profit des machines.

-Tu veux dire le payer à rien foutre ?

-C’est un jugement de valeur, ça : je rentre pas là-dedans moi, je ne suis pas juge.

-C’est la meilleure, ça !

Eh  ! Oui. Oui, c’est la meilleure : la meilleure façon de faire avancer un peu les choses. Oh ! bien sûr, je ne parle pas ici des grands chirurgiens, des footballeurs, des commerçants, des artistes-peintres... enfin de tous ces corps de métiers dans lesquels on s’engage par vocation, par choix, ou par ambition... Otez sa grande échelle à un pompier, il tournera en rond dans son jardin en guettant le premier feu de barbecue chez son voisin pour intervenir !

Un nouveau système de caisse automatique pour supermarchés aurait été mis au point, qui ne nécessiterait plus la présence de caissières : un nouveau zinzin électronique... C’est pour après-demain. En entendant ça, on saute de joie. On devrait sauter de joie : c’est quand même pas un boulot bien palpitant, ça, caissière en supermarchés. Coincée entre un salaire mou, un chefaillon rigide et des horaires flexibles...

Non  : on préfère se lamenter. Que vont-elles devenir ? Les pôôvres ! Elles vont être mises en chômage ! Passons sur la longue plainte déchirante du nostalgique du contact humain le temps de récupérer sa monnaie : faut avoir le romantisme un tantinet dévié, pour trouver du charme à ces brèves rencontres entre exploités et arnaqués. Mais bon.

Et demandons-nous ce qui empêcherait le ponte de la grande chaîne de ces tentaculaires méga-boutiques de faire bénéficier ses ex-quasi esclaves des bienfaits de cette technologie qui leur bouche l’horizon. Les objections d’ordre financier seront rejetées, puisque c’est bien entendu des grands groupes multi-bénéficiaires qu’on cause ici.

D’un strict point de vue communautaire, considérons l’allègement de la charge des caisses d’allocation chômage qui suivrait l’application de tels principes.

-C’est ça ! Je les vois d’ici, tes feignasses : elles ont pas fini de se repeindre les ongles devant la 25 000e diffusion de Dallas !

-Oui, ça nous replonge en 36. Ça ressemble au grand argument du patronat de l’époque : que les avancées sociales allaient plonger les ouvriers dans l’alcoolisme, tout ça...

-Oui, ben : en tout cas, si tu crois qu’elle vont se cultiver, tu rêves !

-C’est encore un jugement de valeur : faire tinter une piécette dans la sébile d’un pauvre ne signifie pas qu’on ait un droit de regard sur l’utilisation qui sera faite de notre aumône !

Et justement, il est quand même beaucoup question de jugements de valeur, là-dedans : racontez ça au prolo qui se lève à cinq heures du mat’ pour aller suer en fonderie, et vous le verrez secouer sa grosse tête lasse  : c’est pas moral, comprenez-vous, braves gens ? C’est pas moral de payer des gens à rien foutre, et tiens : y a qu’à voir tous ces érémistes qui se gobergent aux frais de la société, et qui foutent le souk dans le poste au journal du Poivre !

Comment expliquer, en ce cas, que d’après d’officielles statistiques, environ 30,5 millions de bérets ont joué à un jeu de la française des jeux ? S’agirait-il de philanthropes en puissance, tout prêts à reverser leurs gains aux nécessiteux, ou bien de bougres emplis d’espoir à l’idée d’une manne qui leur permettrait enfin de se la couler douce ? Et quid, en ce cas, de leur vénération du Saint-Labeur ?

*

Une revue scientifique détaillait, il y a quelques mois, les tenants et les aboutissants de l’expérience dite « de Warwick » (du nom de l’université de Grande-Bretagne où elle a été menée). A savoir, qu’une fois le seuil du ressentiment dépassé, plus rien ne compte. C’est à dire que la grande majorité des pékins est prête à susciter sa propre perte pour faire chuter l’autre !

On peut se demander, dès lors, si toute une civilisation nourrie à l’idéologie du labeur vertueux, et fonctionnant sur ce schéma, ne préférerait pas se faire crever plutôt que de revoir un peu la copie de ses préjugés...

*

Oh  ! Et puis quoi, si vraiment ça vous gratte, de voir une frange du populo payée à se tourner les pouces, rien ne l’empêche de donner un coup de pogne dans l’intérêt général : ne serait-ce que chez les associatifs, tiens. Mais rétribuée par le profit des machines !


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3 réactions à cet article    


  • (---.---.141.25) 14 novembre 2005 03:41

    Une belle plume, un plaisir.


    • Azür 14 novembre 2005 17:31

      Le travail est malheureusement, considéré de nos jours uniquement sous l’angle de sa valeur marchande... Et pourtant, c’est ce qui donne à tout être humain sa dignité. Excepté bien sûr les cas particuliers tels qu’invalidité ou incapacité physique et/ou mentale temporaire ou définitive à effectuer un quelconque travail.


      • CHAKI (---.---.26.134) 28 février 2006 11:20

        bravo pour l’article, le capitaliste et le profit des entreprises c’est le fruit des 4 millions de chomeurs en france pourquoi les salaires des travailleurs ne sont pas augmenter ? pour investir dans un outil qui va supprimer des postes de travail c’est pas fini

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